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Plume baroque
28 décembre 2012

Le Conte de Greene - Chapitre 1

 

1

L’Aurore

 

William Greene se sentait fiévreux, la sueur coulait sur son front. Il avait les yeux fermés et peinait à les ouvrir. Ses paupières étaient lourdes et chaudes. Quelques gémissements sortaient de sa bouche, des syllabes plaintives indissociables qui témoignaient d’une douleur certaine. Il entendait des voix autour de lui. Une agitation. Des gens le touchaient. Il n’était pas seul.

-  La fièvre ne tombe pas, Madame, entendit-il.

Il sentit une main se poser sur son front brûlant. C’était une main froide et légère, une main de femme. A cette sensation, il ouvrit les yeux brutalement et une lumière aveuglante l’éblouit.

-  Qu’on ferme les rideaux ! entendit-il encore.

Il frotta ses yeux douloureux de ses mains. Il était allongé dans un lit qui ne semblait pas être le sien. En se redressant, il vit des ombres se dessiner autour de lui. Trois ombres dont il parvint à distinguer des teintes différentes : l’une était blanche, l’autre noire, et la troisième qui lui touchait le front était rouge. Saisi d’effroi, il tenta de parler.

-  Qui êtes-vous ?

-  Ne me reconnaissez-vous donc pas ? lui répondit une voix féminine qui appartenait vraisemblablement à l’ombre rouge.

-  Où suis-je ?

-  Chez moi, mon ami.

-  Qui êtes-vous ?

-  Il semble que Monsieur ait perdu la raison, intervint l’ombre noire. Il le faut purger.

-  Voyons Monsieur, reprit l’ombre rouge sans tenir compte des précédents propos, je suis votre amie, Aurore d’Hartencourt !

William Greene se redressa encore et passa à nouveau sa main sur son visage. Il fit un effort pour regarder la pièce où il était et les personnes qui l’encerclaient. Il constata alors qu’il était dans une chambre inconnue, allongé dans les draps blancs d’un lit à baldaquin qu’il ne connaissait pas. Il était vêtu d’une large chemise blanche qui n’était pas à lui. Assise au bord du lit, une femme portant une longue robe rouge à corset le fixait avec inquiétude, tandis qu’un homme en noir et une femme en blanc se tenaient près d’une fenêtre, l’air perplexe. Malgré le peu d’intérêt qu’il portait pour la mode, William Greene remarqua alors que les vêtements que ces personnes portaient n’étaient pas ceux de la société du XXIème siècle… mais plutôt ceux d’une courtisane, d’un médecin et d’une servante du XVIIème siècle.

-  Quel jour sommes-nous ? demanda-t-il.

-  Le vingt-cinquième de décembre 1663.

Il avait un mal de tête insoutenable. Ses oreilles bourdonnaient. Sa vue était trouble. Il se sentit s’enfoncer dans les oreillers du lit comme lorsque l’on chute dans le vide. Il perdit connaissance et avait l’impression que son âme quittait son corps et flottait au-dessus de lui-même. Pourtant, il entendait toujours des échos de voix et ne perdait pas le sens du toucher. Sa peau le brûlait. Il sembla qu’on était en train d’inciser ses bras. Peut-être était-ce lui qui, ayant avalé une trop importante dose d’héroïne, ne se rendait même plus compte qu’il était lui-même en train de s’ouvrir les veines, comme il l’avait déjà fait tant de fois ? Peut-être que tout cela n’était qu’un délire dû au néfaste mélange d’un alcool fort et d’une drogue dure…

Il ne parvenait plus à ouvrir ses yeux, à contrôler ses membres, ni ses pensées. Il n’était plus maître de rien. Il finit par perdre tous ses sens. Même le temps n’existait plus.

 

Enfin, un jour, il sentit à nouveau la lumière sur son visage. Il regagnait son corps progressivement et parvenait à faire bouger ses paupières jusqu’à pouvoir ouvrir ses yeux. Il se trouvait toujours dans cette même chambre, dans ce lit inconnu. La pièce était sombre, mais les rideaux n’étant pas complètement fermés, ils laissaient un filet de lumière se propager dans la chambre jusqu’à son visage. Près de la fenêtre, une ombre se dessinait. C’était toujours cette même femme à la robe rouge, assise sur une chaise. Elle lisait. Mais William Greene n’arrivait pas à voir son visage, masqué par un reflet. Il la fixa ainsi pendant quelques minutes. Elle sentit soudain un regard posé sur elle, leva les yeux et regarda à son tour dans sa direction.

-  Enfin, Monsieur ! s’exclama-t-elle en se levant brusquement. Je vous croyais perdu pour toujours ! Voilà trois jours que vous n’avez pas ouvert les yeux ! Voilà trois jours que je guette le moindre battement de vos paupières !

Elle s’assit sur le lit aux côtés de William Greene et passa sa main dans les cheveux humides du malade. Là, il put enfin distinguer les traits de son visage : d’une vingtaine d’années environ, ses cheveux bruns étaient relevés par un chignon qui laissait échapper quelques mèches ondulées, lesquelles tombaient sur ses épaules nues. Elle portait une robe à corset rouge identique à celle qu’il avait perçue la première fois. Elle avait un visage fin, de grands yeux bruns, des joues légèrement rosées et des lèvres rouges pulpeuses.

Elle lui tendit un verre d’eau mais William Greene ne bougea pas. Il était plongé dans son regard. Alors, elle lui redressa la tête et le fit boire. Il ne dit pas un mot.

-  Me reconnaissez-vous désormais ? demanda-t-elle.

-  Je ne sais, Madame, ce qui m’est arrivé. Je n’ai jamais vu ce lieu. Je ne vous connais pas. Je crois que tout cela est impossible. Je crois que vous êtes un songe et que tout ce que je vois n’est que délire.

Déçue par cette réponse, elle retira sa main de ses cheveux. Elle eut un mouvement de recul, mais prit finalement la main de William Greene qu’elle posa sur sa poitrine.

-  Cela m’importe peu, Monsieur, si vous avez perdu la mémoire. Je tacherai de raviver la flamme qui était en vous.

-  Quel est votre nom, Madame ?

-  Aurore d’Hartencourt.

-  Comment suis-je arrivé ici ?

-  Vous n’avez, Monsieur, jamais quitté ce lieu. Votre maladie a décidé de ne vous point quitter depuis bien des jours.

-  Ma maladie ?

-  Vous êtes souffrant, Monsieur. La sueur coule sur votre front depuis trois jours. Monsieur le médecin a dit qu’il vous fallait prendre du repos.

-  Et moi, qui suis-je ?

-  Est-t-il donc possible que vous ayez tout oublié ? N’est-ce point-là qu’une autre de vos farces ? Vous êtes William Greene, Monsieur, et vous êtes comédien ! Quel est donc ce nouveau rôle que vous nous jouez actuellement et qui me cause bien des soucis ?

-  Je ne joue aucun rôle, Madame. J’en ai le regret. Je ne comprends pas…

 

William Greene mit quelques jours à se rétablir. Il ne pouvait s’empêcher de penser que son incursion au beau milieu du XVIIème siècle n’était qu’un nouveau délire, conséquence de son énième cocktail héroïne-whisky-Prozac. Cependant, si cela n’avait été qu’un délire, il serait déjà revenu en 2009, avec un mal de crâne qu’il ne connaissait que trop bien, ainsi que cette fameuse « gueule de bois ». Mais cinq jours étaient passés, cinq jours durant lesquels il avait espéré à chaque fois qu’il s’endormait qu’il se réveillerait chez lui, assis à son bureau de son petit appartement du quartier de Montmartre. Mais il n’en était rien. Il demeurait à la veille de l’an 1664.

Durant ces cinq jours, il resta alité. On lui apportait des fruits écrasés et du pain. Mais il mangeait peu et se sentait faible, la fièvre ne baissant pas. Soucieuse de la santé de William, Aurore d’Hartencourt le veillait nuit et jour, le nourrissait à la cuiller, tamponnait ses lèvres sèches d’un linge humide, épongeait son front trempé lorsqu’il était hanté par ses cauchemars en pleine nuit. Les saignées qu’il subissait, inutiles, ne venaient pas à bout de sa fièvre. William Greene n’avait plus la capacité de s’exprimer : malgré sa colère, son désarroi et sa violence intérieure, il ne montrait aucun signe de mécontentement lorsque cette belle inconnue, Aurore d’Hartencourt, prenait ses mains dans les siennes pour les serrer contre son cœur ; non pas qu’il eût un esprit pervers ou profiteur, mais plutôt parce qu’il était indifférent à tout, incapable d’exprimer la moindre émotion.

Il se résolut finalement à l’idée d’être prisonnier d’un autre temps. Après tout, le XVIIème siècle lui réserverait peut-être davantage de surprises que le semblant de vie qu’il menait au XXIème siècle… Et au pire, être prisonnier d’une autre époque n’était pas un problème en soi, puisque William Greene était déjà prisonnier de lui-même.

 

Une nuit, de multiples questions l’empêchèrent de trouver le sommeil. S’il acceptait de jouer le jeu d’un homme venu du futur, il voulait néanmoins en savoir plus sur le William Greene du passé, qui était désormais son présent. Ne pouvant plus attendre, il réveilla Aurore d’Hartencourt, endormie sur un fauteuil à ses côtés.

-  Madame, savez-vous qui je suis ? demanda-t-il.

-  William, puis-je un jour espérer que vous revienne la mémoire ? Je vous ai déjà dit cent fois ces derniers jours qui vous étiez.

-  Cependant vous vous méprenez, Madame. Je suis William Greene, originaire des îles Shetlands. Je suis né en 1974 et suis un écrivain du XXIème siècle. Je vis seul dans un petit appartement de Montmartre à Paris. Je ne côtoie personne, n’ai ni famille ni amis. Je n’ai jamais mis les pieds dans cet endroit et ne vous connais absolument pas.

-  Monsieur, de grâce ! Cessez donc ces infâmes calomnies !

-  Regardez mes bras, Madame. Regardez. Voyez-vous ces cicatrices ? Ce sont les marques des douleurs que je me suis infligées à moi-même : les coupures de lame et les brûlures de bougies.

-  Vous tenez des propos absurdes, Monsieur. Ces cicatrices sont dues aux saignées que vous subîtes ces derniers temps.

-  Et ce mal de crâne incessant ? Ces voix qui résonnent en moi ? Ces visages, dont le vôtre, qui me sont inconnus, comme l’est cette pièce où nous nous trouvons ? Tout cela n’est que le fruit de mon imagination, nourrie par des substances qui rendent fou ! Rien de tout ce que je vois n’existe.

Aurore d’Hartencourt offrit un sourire attendrissant et malicieux à la fois à William Greene.

-  Si cela vous chante, mon ami, lui dit-elle en toute simplicité. Mais dans ce cas, que faites-vous de cet autre William Greene que je connus autrefois ?

-  Je ne sais, Madame. Pourriez-vous m’en dire davantage à son propos ?

-  Le William Greene que je connais est un homme vertueux pour qui j’ai beaucoup d’affection. Il exerce avec passion la profession de comédien. Peu de temps avant de tomber malade, il devait d’ailleurs s’entretenir avec Monsieur de Molière, dont la réputation ne fait que s’accroître.

-  Plaît-il ?

-  Parfaitement Monsieur, vous entendez bien. Je pense d’ailleurs qu’il serait bon qu’en dépit de vos souffrances et de vos troubles de la mémoire, vous n’abandonniez pas ce projet auquel vous teniez tant.

-  Quel projet ?

-  Eh bien, Monsieur, celui de travailler aux côtés de Monsieur de Molière !

-  En voilà une chimère !

-  Enfin, Monsieur, il y a moins d’une semaine encore, vous ne juriez que par ce nom ! Molière ! Molière ! Molière ! Faut-il que le Diable en personne se soit emparé de vous pour que vous preniez un ton si vain, après tant d’acharnement pour pouvoir rencontrer ce dramaturge que vous vénériez hier encore ?

-  Là n’est pas la question, Madame. Ce que je ne savais pas hier, je le sais aujourd’hui : il me serait vain de m’entretenir avec Monsieur de Molière dans l’espoir – lequel est un bien funeste mot – de pouvoir rejoindre sa troupe, puisque je sais désormais qu’aucun William Greene ne l’a jamais intégrée.

-  Eh bien justement ! Enfin, Monsieur, ce que vous dites est absurde ! C’est justement parce qu’aucun William Greene n’a encore jamais travaillé avec lui que vous avez toutes vos chances !

-  Non, Madame, vous n’entendez pas. Ce que j’essaie de vous dire, c’est que Molière deviendra bientôt le plus grand comédien et dramaturge que la littérature française ait jamais connu. Dans des centaines d’années, sa vie et ses œuvres seront célèbres dans le monde entier, et il ne sera jamais question à son propos d’une quelconque collaboration entre lui et un certain William Greene.

-  Comment pouvez-vous en être si sûr ?

-  Parce qu’encore une fois, je vous le répète : je viens du XXIème siècle. Je connais tout de Molière, j’ai lu des œuvres qu’il n’a même pas encore écrites. Je puis vous assurer Madame, que s’il avait travaillé avec moi, je le saurais.

-  Monsieur, vous me donnez la migraine ! Pourquoi vous obstinez-vous tant à clamer que vous venez du XXIème siècle ?!

-  Parce que cela est vrai, mais je comprends que vous ne le puissiez concevoir. C’est pourquoi je suis dorénavant résigné à l’idée de vivre la vie que j’aurais pu mener il y a  quatre cents ans.

-  Eh bien admettons. Jouons donc à votre jeu. Dans ce cas, pourquoi ne pas vouloir changer le cours de l’Histoire ? Songez à cela… Vous pourriez devenir quelqu’un d’autre, quelqu’un de meilleur, de plus riche, de plus célèbre. On pourrait vous acclamer pendant des siècles et des siècles. N’est-ce point-là une idée séduisante ?

-  Je ne pense guère être là pour cela. Et si vous saviez Madame, comme l’argent et la gloire m’importent peu !

-  A mon plus grand désespoir !

-  Pourquoi dites-vous cela ?

-  Parce que j’aimerais que vous soyez heureux. Et par votre bonheur, j’aurais moi-même l’occasion d’être heureuse.

-  Pensez-vous donc que l’argent et la gloire représentent le bonheur-même ?

-  L’argent, la gloire, l’amour et Dieu.

-  Voilà une bien simpliste vision du bonheur !

-  Dîtes-moi plutôt quelle est la vôtre, au lieu de vous railler de moi.

-  Oh, si vous saviez, Madame ! J’ai tant de choses à vous apprendre ! Mais avant tout, dîtes-moi plutôt pourquoi mon bonheur vous importe tant.

-  Parce que je vous aime.

-  Vous m’aimez ?

-  Je vous adore.

 

Les jours passèrent et la fièvre de William Greene finit par s’estomper, même si elle ne disparaissait pas totalement. Aurore d’Hartencourt voulut qu’il marchât et qu’il prît l’air afin de « regagner quelques couleurs » comme elle le disait. Aussi lui fit-elle faire le tour du manoir où ils se trouvaient ainsi que du jardin. Le manoir, qui se situait dans la commune de Villeneuve-l’Etang, appartenait à la famille d’Hartencourt depuis des décennies, et William Greene s’y rendait chaque jour avant qu’il ne tombât malade afin de visiter Aurore, comme celle-ci le lui expliqua.

Au cours de leurs balades quotidiennes dans le domaine, elle ne manqua pas de lui parler de ce qu’il était autrefois, de ce qu’elle-même était, ainsi que de ce qu’ils étaient l’un pour l’autre. Ce nouveau William Greene l’intriguait plus que tout autre, l’émouvait et lui donnait même envie de réapprendre à l’aimer comme elle l’avait fait la première fois. Ce n’était plus le même homme, certes, mais celui-ci reflétait quelque chose de très spécial et d’inexplicable qui ne pouvait pas la laisser indifférente…

De son côté, William Greene ne ressentait pas l’ombre d’un sentiment pour Aurore d’Hartencourt. A ses yeux, elle restait une parfaite étrangère qui, bien que d’une certaine beauté, ne faisait surgir aucune émotion en lui. Son intrusion au XVIIème siècle n’avait finalement rien changé de sa personnalité. Il demeurait toujours aussi sombre, aussi triste et son apparence restait la même. Cependant conscient qu’il vivait désormais à plus de quatre cents ans de ce qu’il connaissait, il prenait seulement la précaution d’utiliser le vocabulaire et la syntaxe de cette époque, là était la seule différence. Mais en dépit des longues heures qu’Aurore lui consacrait, son indifférence demeurait. Plus les jours passaient, plus sa souffrance se faisait ressentir. Il n’avait pris ni drogue ni alcool depuis bien longtemps, ce qui provoquait en lui une sensation de manque terriblement douloureuse de surcroît. Mais il tenait à cacher ce mal. Pourquoi ? Parce qu’il avait toujours subi seul ses souffrances et il ne demandait à personne de les partager, ne serait-ce que moralement. Les autres avaient toujours voulu qu’il s’affranchisse de ses dépendances, mais lui persistait dans son refus. Il ne voulait ni compassion, ni pitié, ni aide. Ainsi, malgré suées, vomissements et tremblements, il ne laissait rien transparaître devant Aurore, par souci d’être considéré comme tout le monde. D’ailleurs, Aurore s’occupait bien trop de lui à ses yeux. Il ne voulait pas de son incessant maternalisme,  ni de sa voix attendrie. Cependant, il n’exprima jamais cet énervement qu’elle lui causait sans en avoir conscience. Il choisit plutôt d’adopter une attitude stoïque relative à l’indifférence qu’il  croyait éprouver et qui masquait pourtant désarroi, colère et désespoir.

 

Mais les jours s’écoulant, Aurore d’Hartencourt réalisa que le temps lui paraissait bien long aux côtés d’un homme qui n’avait plus rien de celui qu’elle avait aimé. Lui parler de lui, d’elle et d’eux représentait finalement une tâche bien fatigante, d’autant plus qu’elle remarqua que William Greene ne  l’écoutait souvent que d’une oreille. Elle aurait parfois préféré aimer de tout son cœur celui qu’elle connaissait, celui qu’elle admirait et chérissait, cet autre William Greene, certainement idolâtré. Elle aurait parfois préféré être aimée en retour, aussi. Mais William Greene ne lui témoignait pas le moindre signe de tendresse, ni même d’affection, ne serait-ce que de reconnaissance. Et malgré le mal qu’il se donnait pour ne pas lui montrer ses douleurs, elle finit par remarquer ses crispations qui trahissaient ses souffrances. Mais tout en étant tout-à-fait consciente de l’affliction qui le rongeait, elle ne disait rien, ne le questionnait pas et tâchait même de se faire violence pour qu’aucun regard déplacé ni frémissement ne fût perçu. Elle estimait que si William Greene avait choisi le silence comme moyen de guérison, elle se devait de respecter cela bien qu’elle ressentît une très grande compassion quand, impuissante, elle le voyait se débattre contre ses démons.

 

Une nuit, William Greene, victime d’une violente crise de manque, ne put trouver le sommeil. Il était sujet à des crises de convulsions et à des nausées qui accroissaient son envie de mourir qu’il s’efforçait pourtant de dissimuler. Il s’extirpa avec difficulté de ses draps, s’agrippa aux baldaquins blancs qui ornaient son lit et, vêtu d’une ample chemise blanche, déambula dans un long couloir du manoir éclairé par des chandeliers suspendus aux murs. Une porte s’ouvrit à sa droite.

-  Qu’y a-t-il, William ? demanda Aurore qui referma la porte derrière elle.

-  J’avais seulement besoin de prendre l’air.  

William tourna les talons pour regagner sa chambre, tout en se maintenant aux murs. Aurore le regardait s’éloigner avec peine.

-  Quand je vous vois mourir dans les couloirs de notre enfer, Monsieur, si vous saviez comme je vous aime…

William s’arrêta, tourna légèrement la tête sur le côté, baissa les yeux et s’éloigna dans l’obscurité.

 

Le 29 janvier 1664, Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, donna la première représentation du Mariage forcé au Palais du Louvre ainsi que l’ordonna le Roi Louis XIV. Ce soir-là, peu de temps après la représentation et alors que la Cour de sa Majesté était en effervescence, on lui apporta un billet que lui avait écrit une jeune femme.

Monsieur,

Voilà maintenant plus d’un mois que vous vous entretîntes avec mon ami, William Greene, de façon épistolaire. Vous aviez, je crois, convenu d’une entrevue incessamment sous peu. M. Greene n’a cependant pas donné suite à votre dernière lettre, car devenu très souffrant, sa mémoire lui fit subitement défaut, si bien qu’il en perdit ponctuellement la raison et ne se souvint plus de rien.

C’est pourquoi je me permets de vous écrire en son nom afin de poursuivre ce projet qui lui tenait à cœur : celui de vous rencontrer pour avoir éventuellement l’opportunité de travailler à vos côtés.

Si vous aviez donc, Monsieur, l’extrême bonté d’accorder audience à mon ami malgré ce fâcheux désagrément, je vous en saurais un gré infini…

Aurore d’Hartencourt.

 

Moins d’une semaine plus tard, une calèche s’arrêta devant le manoir. Un individu qui avait l’apparence d’un gentilhomme en descendit. Il frappa à la porte du manoir et Aurore elle-même lui ouvrit, stupéfaite.

-  Monsieur de Molière ! Je ne m’attendais pas à vous voir de sitôt !

Elle le fit entrer dans un grand salon lumineux où des fauteuils et canapés aux bordures dorées étaient répartis de part et d’autre de la pièce. Elle le fit asseoir dans l’un d’eux, lui servit une tasse de thé et le pria de patienter un instant, le temps qu’elle prévînt William de cette heureuse surprise.

William descendit l’escalier de bois qui menait au salon. S’il ne titubait plus, sa démarche  demeurait nonchalante. De plus, il n’était pas rasé et n’était pas vêtu comme il est coutume de l’être lorsque l’on reçoit un important personnage… Autant d’éléments qui lui donnaient un aspect peu cordial, loin de l’apparence qu’un homme ambitieux et volontaire aurait montrée. En revanche, son allure contrastait fortement avec celle d’Aurore, qui, au contraire, était toute enjouée et d’une excitation que William ne lui connaissait pas.

-  Si l’on m’avait dit qu’un jour, je me retrouverais face à Molière… pensa-t-il tout haut.

-  Tout le plaisir est pour moi, répondit Molière en retirant son chapeau. Madame d’Hartencourt m’a fait parvenir un billet il y a quelques jours pour m’informer de vos récents soucis de santé, lesquels sont responsables du retard que nous avons pris dans nos arrangements. Cependant, malgré vos troubles de la mémoire et vos propos peu cohérents dont j’ai eu échos, et qui m’ont, je dois bien l’avouer, beaucoup amusé, je tenais à vous accorder une entrevue. Vous m’avez tout l’air d’un intéressant personnage, Monsieur, et votre histoire m’ayant particulièrement distrait, je serais ravi d’être votre serviteur.

-  Je vous en suis très obligé Monsieur. Mais je ne sais moi-même ce que vous pourriez m’apporter.

-  William, ne soyez pas prétentieux ! intervint Aurore.

-  Laissez Madame ! Les hommes audacieux ont du caractère, vertu appréciable lorsque l’on est un comédien ambitieux et que l’on doit savoir porter tous les masques, du plus fragile au plus mesquin. Voulez-vous devenir un comédien de renom Monsieur Greene ?

Molière parut attendri par le manque d’enthousiasme de William qui laissait malgré tout apercevoir une grande faiblesse intérieure. Et de son œil de dramaturge, Molière voyait déjà en William l’âme d’un grand comédien tragique. Quel rôle pourrait-il lui écrire ? Molière était tant séduit à l’idée d’écrire une bonne tragédie ! Mais ses espoirs avaient tant de fois été déçus ! Des comédies, des comédies, toujours des comédies ! Quand aurait-il enfin l’occasion de présenter du grand Art, comme le faisaient Corneille et Racine ? Ce nouveau comédien pourrait-il lui donner de nouvelles perspectives, propices à l’accomplissement d’un art auquel il songeait depuis si longtemps ?

Molière examina William de longues minutes dans un silence profond. Le poids de ce silence n’était pourtant lourd pour aucun d’entre eux, mais l’était bien plus pour Aurore qui avait grand peine à contenir son excitation et son impatience. Finalement, Molière avala une gorgée de thé et reprit la parole.  

-  Monsieur Greene, j’aimerais que vous jouiez.

-  Que je joue quoi ?

-  Une pièce. Peu importe sa nature. Jouez-moi une scène, un monologue, un dialogue, un soliloque, une comédie, une tragédie, une farce… ce que vous voulez !

Quoique sceptique, William se leva, réfléchit un instant à ce qu’il pourrait interpréter. Et, le regard malicieux, il déclama :

« Il n'y a plus de honte maintenant à cela, l'hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le personnage d'homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu'on puisse jouer aujourd'hui, et la profession d'hypocrite a de merveilleux avantages. C'est un art de qui l'imposture est toujours respectée, et quoiqu'on la découvre, on n'ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement, mais l'hypocrisie est un vice privilégié, qui de sa main ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d'une impunité souveraine. On lie à force de grimaces une société étroite avec tous les gens du parti ; qui en choque un, se les jette tous sur les bras, et ceux que l'on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être véritablement touchés : ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres, ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j'en connaisse, qui par ce stratagème ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d'être les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues, et les connaître pour ce qu'ils sont, ils ne laissent pas pour cela d'être en crédit parmi les gens, et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d'yeux rajustent dans le monde tout ce qu'ils peuvent faire. C'est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes, mais j'aurai soin de me cacher, et me divertirai à petit bruit. Que si je viens à être découvert, je verrai sans me remuer prendre mes intérêts à toute la cabale, et je serai défendu par elle envers, et contre tous. Enfin, c'est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m'érigerai en censeur des actions d'autrui, jugerai mal de tout le monde, et n'aurai bonne opinion que de moi. Dès qu'une fois on m'aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais, et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel, et sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d'impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui sans connaissance de cause crieront en public contre eux, qui les accableront d'injures, et les damneront hautement de leur autorité privée. C'est ainsi qu'il faut profiter des faiblesses des hommes, et qu'un sage esprit s'accommode aux vices de son siècle. »

Sa gestuelle était magistrale. Sa démarche n’avait plus rien d’un homme souffrant à l’allure apathique. Il semblait même prendre un certain plaisir à jouer cette célèbre scène qu’il avait apprise au cours de ses rêveries littéraires… du moins, il en avait l’air. Molière, quant à lui, en restait bouche bée. 

-  De qui est cette pièce, Monsieur ? Et comment s’intitule-t-elle ? demanda-t-il enfin après quelques secondes de perplexité.

-  Je vous ai interprété Dom Juan ou le Festin de Pierre, de vous-même, Monsieur Molière. Acte V, scène II si ma mémoire ne me fait point défaut.

-  Vous vous méprenez Monsieur, je n’ai jamais écrit cela !

-  Pas encore, mais cela ne saurait tarder. La première représentation de Dom Juan aura lieu dans un an, me semble-t-il.  

-  Mais enfin Monsieur, comment pouvez-vous connaître une œuvre qui n’existe point encore ?

-  Parce qu’au XXIème siècle, époque funeste dont je suis issu, vos œuvres, dont celle-ci, sont connues du monde entier. Elles sont jouées chaque soir aux quatre coins de la planète et les enfants les apprennent par cœur à l’école.

Molière fut pris d’un fou-rire que même une nouvelle gorgée de thé n’apaisa pas.

-  Monsieur, êtes-vous tout aussi hypocrite que l’est ce Don Juan ? Ou n’êtes-vous qu’un bon comédien ?

-  Ni l’un ni l’autre. L’hypocrisie ne fait malheureusement point partie de mes vertus. Quant à la comédie, je ne prétends pas être un piètre acteur, mais ce que je vous dis est vrai, quoique vous en pensiez.

-  Monsieur, votre humour est incontestable, dit-il encore en riant. Comment, sous un costume si sombre, parvenez-vous à attirer tant de lumière sur vous ? Comment en paraissant si mort, pouvez-vous être si vivant ? Monsieur, je vous engage !

-  Mais Monsieur, je ne veux point être engagé ! Je ne suis pas comédien !

-  Vous pourriez bien pourtant. Entendez Monsieur que je suis actuellement très préoccupé par les préparatifs de grandes fêtes qui se tiendront bientôt dans les jardins de Versailles, afin que le monde entier célèbre comme il se doit l’inauguration du plus majestueux palais d’Europe. Je vous offre l’opportunité de rejoindre ma troupe et de travailler à mes côtés sous la protection royale, mais si vous n’en voulez point, je ne peux plus rien faire pour vous.

-  Oh, Monsieur, de grâce ! intervint Aurore. Monsieur aurait-il encore l’extrême bonté d’accorder un délai de réflexion à Monsieur Greene, ou serait-ce abuser de sa clémence ?

-  Je lui laisse un délai de quatre mois, ce qui est amplement suffisant. Et croyez-moi, Madame, si je ne voyais pas en Monsieur Greene l’âme d’un bon comédien, je ne prendrais pas le temps de le laisser me faire attendre. Aussi vous ferai-je bientôt parvenir une invitation pour assister aux « Plaisirs de l’Île enchantée » qui se tiendront au mois de mai à Versailles. Monsieur Greene y verra l’occasion de me rendre compte de sa décision et aura le privilège de s’entretenir les gentilshommes les plus aisés du royaume, ainsi que Sa Majesté.

-  Monsieur est trop bon ! remercia Aurore enjouée.

 

William quitta le salon sans un au revoir. Il traversa lentement le long corridor du rez-de-chaussée, lequel était parcouru de grandes fenêtres donnant sur le jardin recouvert d’une épaisse couche de neige. A mi-chemin, il s’arrêta, cogna sa tête contre l’une des fenêtres et demeura le front collé à la vitre, le regard plongé dans le vide. Seule la buée provoquée par son souffle chaud au contact des vitres glacées prouvait qu’il était bel et bien en vie…

Puis, il gravit les marches de l’escalier de bois comme on gravit une montagne. Arrivé au sommet, il longea le sombre couloir qui menait à sa chambre. Il en saisit la poignée dorée, y pénétra, ferma les rideaux de manière à laisser entrevoir un fin faisceau de lumière dans la pièce, et s’effondra sur son lit aux draps blancs, comme un navire se fait engloutir par l’océan sous l’écume des vagues. Il était le témoin impuissant de la tempête de sa vie.

Il ferma les yeux. Il avait le mal de mer. Il sentit soudain la présence d’un vaisseau à ses côtés. Etait-ce un canot de sauvetage ? En  ouvrant les yeux, se réveillerait-il chez lui, en 2009 ? Ou bien peut-être à l’hôpital, auprès d’un personnel soignant veillant à son rétablissement après un coma éthylique, une overdose ou même une tentative de suicide… ?

Assise auprès de lui, Aurore passa ses mains glacées sur le visage de William dont les paupières se soulevèrent alors. Elle était le canot de sauvetage en question.

Elle frôla son front, caressa ses joues, dessina le contour de ses lèvres avec de délicats doigts avant d’y déposer finalement un baiser. William détourna la tête en direction de la fenêtre.

-  Pourquoi vous appelle-t-on « Madame » ? demanda-t-il.

-  Parce que je fus autrefois mariée.

-  Qu’en est-il donc de votre époux ?

-  Mon mari, Jean-Baptiste d’Hartencourt, est mort voici quatre ans. Ce manoir appartenait à sa famille depuis des décennies. A sa mort, il me l’a légué.

-  Avez-vous eu des enfants ?

-  Dieu ne l’a point voulu.

William tourna sa tête et regarda Aurore. Les yeux de celle-ci brûlaient de passion. Elle passa à nouveau sa main dans les cheveux de William, glissa ses doigts sur son visage, longea le long de son cou, et descendit jusqu’au premier bouton de son ample chemise blanche, puis au deuxième, au troisième, au quatrième, jusqu’à ce que ses mains puissent caresser son torse nu. Elle l’embrassa. Lui ôta sa chemise. Le déshabilla entièrement. Ses lèvres parcoururent son corps glacé, du haut de son front au bout de son sexe.

Jusqu’à cet ultime baiser, il ne ressentit rien. Comme si le corps qu’elle adorait n’était pas le sien. Mais il ne put se faire violence face aux pulsions primitives qui s’emparèrent de lui alors qu’elle arrachait les rubans de son corset rouge et laissait sa poitrine chaude et voluptueuse se frotter contre son torse gelé dans un mouvement de va-et-vient.

Elle mourrait d’envie de lui faire l’amour. Il était incapable de lui résister. Entre étreintes, caresses et baisers langoureux, elle lui glissa à l’oreille des « je t’aime » passionnés jusqu’à l’aube.

 

En s’éveillant, Aurore était aussi fraiche que la rosée du matin. Heureuse d’avoir satisfait ses désirs, elle quitta le lit où William dormait encore pour entrouvrir les rideaux de la chambre et contempler l’extérieur. C’était une belle matinée d’hiver où le soleil tachait de faire fondre la glace. Comme elle avait pris l’habitude de le faire, Aurore glissa ses doigts dans les cheveux ébouriffés de William, ce qui le réveilla. Il avait toujours cet air déçu dans son regard dès les premières secondes où ses paupières se soulevaient, un air déçu de s’être réveillé dans un monde où il se sentait persécuté, que ce fût au XVIIème ou au XXIème siècle…

-  Que le temps est plaisant aujourd’hui ! s’exclama Aurore. Et si nous sortions ?

William répondit par une moue désinvolte. Demeurer dans son lit était une alternative qui lui paraissait bien plus attrayante. Cependant, il accepta de suivre Aurore – dont l’expression parfois enfantine lui rappelait celle des princesses de contes de fées – dans le jardin jouxtant le manoir et ils s’assirent tous les deux sur un banc en pierre. En le tutoyant désormais, elle lui demanda comment il se sentait, et, en guise de réponse, il eut un léger rictus qui avait valeur de sourire.

 

Jusqu’au mois de mai, Aurore fit de son mieux pour venir en aide au désespoir de William. Elle avait compris qu’un regard apitoyé et un maternalisme étouffant n’étaient pas la solution. Aussi faisait-elle des efforts pour ne laisser percevoir qu’une infime tendresse et surtout, une dévotion parfaite à l’homme qu’elle aimait.

Mais si William avait bien conscience de l’affection qu’Aurore lui portait, lui ne parvenait pas à ressentir l’ombre d’un sentiment pour elle, bien qu’il passât son temps en sa seule compagnie. Elle, qui l’idolâtrait, ne s’apercevait pas de cette absence de sentiments qu’il avait envers elle. Elle était persuadée qu’au fond de lui, il l’aimait autant qu’elle l’adorait, mais que sa maladie lui avait laissé des séquelles dont les souffrances ne lui permettaient plus d’user de sa raison et de se concentrer sur ses propres émotions. Elle pensait qu’il  avait trop mal pour la chérir comme il l’avait jadis fait. Trop mal pour éprouver des sentiments, ou du moins, pour les montrer. Et elle l’acceptait, de la même façon qu’elle tolérait que William fît sans cesse référence au cours de leurs conversations à cette époque future dont il prétendait venir. Une séquelle de sa maladie, pensait-elle, une preuve témoignant qu’elle avait bien raison au sujet de ses souffrances…

Pourtant, il n’était rien de tout cela. William n’éprouvait comme douleurs que celles qu’il connaissait depuis des années, la douleur des tourments, à laquelle le manque de substances nocives se substituait. Sa soi-disant « maladie » n’était qu’un mot donné par les médecins d’un XVIIème siècle qui s’y connaissaient peu en médecine, et absolument pas en matière de psychologie. Mais William n’était pas malade au sens physique. Il était seulement dépressif, toxicomane et alcoolique comme il l’était depuis des années, et, plongé inexplicablement au cœur du XVIIème siècle, il était soumis à un sevrage brutal. Mais rien de tout cela n’avait de quelconque rapport avec ses sentiments amoureux. Il n’éprouvait et n’éprouverait rien vis-à-vis d’Aurore parce qu’il était incapable de ressentir la moindre chose, bien que sa nature d’homme ne l’empêchât pas d’avoir un certain désir sexuel face à sa beauté. Aussi faisaient-ils l’amour régulièrement.

 

William parlait peu. Il fallait qu’il se trouvât hors de lui pour que, révolté, il se mît à tenir des raisonnements grandioses sur tout et n’importe quoi. Sa violence intérieure était si forte que, lorsqu’elle paraissait à l’extérieur de lui-même, elle prenait des proportions si grandes qu’il semblait alors vivant, contrairement à l’ordinaire. C’est pourquoi Aurore, qui avait l’habitude de se rendre à des salons où les femmes débattaient sur des sujets de société, se plut à lancer des conversations avec William de manière à ce que, irrité, il prît position avec fermeté sur des sujets sensibles. Ainsi, ses colères qui, au XXIème siècle, lui avaient donné une réputation d’homme fou et violent, étaient, au XVIIème siècle, perçues par Aurore comme des signes encourageants d’une future guérison en ce qu’elles le « ressuscitaient ».

Lorsqu’il daignait s’exprimer, William le faisait avec brio. Ses développements argumentatifs reposaient sur des connaissances littéraires et philosophiques que des hommes modernes auraient qualifiées d’ « éléments témoignant d’une excellente culture générale ». Mais ici, Aurore ne comprenait pas tout ce que William disait, parce qu’il avançait souvent des arguments et des exemples largement postérieurs à l’époque où ils se trouvaient… Et comment parler d’événements s’étant déroulés au XVIII, XIX et XXème siècle alors qu’ils n’existent pas encore ? William prit finalement conscience de cela, à tel point qu’il décida de ne plus évoquer d’éléments « marquants » du futur, telles que de grandes découvertes, des idées philosophiques ou des œuvres postérieures à l’an 1664. Il craignait que cela engendrât en effet des conséquences dans le futur et que, par exemple, en évoquant l’électricité, celle-ci fût inventée par un énergumène du XVIIème siècle plutôt que mise au point par Thomas Edison en 1879 comme le veut l’Histoire… Ce qui était dans l’Histoire devait impérativement rester dans l’Histoire et William ne devait rien y changer. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il savait éperdument qu’aucun William Greene n’avait jamais collaboré avec Molière et qu’il était donc absolument vain d’essayer de changer le cours des choses lors de leur prochain entretien.

En attendant, William se refusait à toute sortie hors du manoir et à toute distraction en compagnie d’autres personnes qu’Aurore. Il ne voulait voir personne. Mais Aurore, qui, grâce à son défunt époux avait gravi l’échelle sociale et avait eu accès à la noblesse, voulut, après les quelques mois où elle s’était exclusivement consacrée à William, renouer des liens avec ses « amis ». Elle se rendit à des salons littéraires que fréquentaient les élites de la société telles que Madame de Rambouillet, Madame de Sévigné, la Comtesse de La Fayette ou encore Pierre Corneille, et elle en organisa aussi. Elle rencontra les épouses des gentilshommes les plus aisés du royaume. Elle était appréciée pour sa vivacité d’esprit masquée par une douceur certaine, ainsi que pour sa beauté. Mais William ne se montra jamais en société. Il ne daignait même pas descendre au rez-de-chaussée du manoir pour saluer les invités d’Aurore. Il restait cloîtré dans sa chambre ou bien il déambulait dans les sombres corridors de l’étage, le dos courbé, les mains croisées derrière le dos.

 

Enfin, lorsque les premiers beaux jours du mois de mai parurent, un coursier fit parvenir au manoir un billet officiel conviant Aurore et William aux fêtes des « Plaisirs de l’Île enchantée » se déroulant dans les jardins de Versailles du 7 au 13 mai. Molière avait donc tenu sa promesse. Aurore força William, bien décidé à ne pas quitter le manoir, à s’y rendre. Elle usa de tous les arguments du monde pour le convaincre, lui affirmant qu’il s’agissait d’une chance unique qui ne se reproduirait jamais, et qu’aucun homme sur Terre n’aurait été capable de décliner une invitation royale comme lui le faisait. Elle lui dit aussi que les festivités seraient bien au-delà de l’imaginable, qu’ils rencontreraient les plus importantes personnalités du royaume de France, et ce, dans un cadre enchanteur. Mais tout cela, William le savait, et même mieux encore qu’Aurore, puisqu’il avait l’avantage d’avoir un recul sur l’Histoire : Il connaissait Versailles sans jamais y avoir mis les pieds puisque tout le monde au XXIème siècle connaît ce château le plus majestueux d’Europe. Il savait, puisqu’il l’avait lu et étudié, en quoi les jardins créés par Le Nôtre pouvaient briller de toute leur magnificence lorsque la musique de Lully réveillait les eaux des bassins limpides ainsi que les mythes de l’Antiquité qu’elles abritaient. Aurore avait donc beau argumenter, elle en savait bien moins que William au sujet des festivités royales. Ce qui le décida donc à s’y rendre, ce fut l’idée qu’il aurait alors l’occasion de vivre « en vrai » ce qu’il avait tant de fois lu.

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