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Plume baroque
28 décembre 2012

Le Conte de Greene - Prologue

Prologue

 

Ecrivain, William Greene était connu pour ses œuvres aussi noires que pouvait l’être son cœur. Il était originaire des îles Shetlands, au nord de la Grande-Bretagne. La blancheur extrême de sa peau, les rides et les cernes qui lui creusaient les joues, les premiers cheveux blancs qui apparaissaient dans sa chevelure ébouriffée, et son visage mal rasé laissaient penser qu’il était bien plus âgé qu’il ne l’était réellement. Ainsi, il paraissait avoir cinquante ans alors qu’il en avait quinze de moins. Il était grand et mince. Il marchait le dos courbé, comme s’il craignait que le sort ne s’abatte sur ses épaules. Il ne quittait jamais son manteau noir à l’intérieur rouge vif qui lui donnait des airs de vampire. On pouvait même imaginer que ses manches recouvraient des bras mutilés, couverts de sang. Mais l’aspect le plus remarquable de son apparence physique restait ses yeux : ni noirs, ni marrons, ni bleus, ils étaient d’un gris mauve sans couleur, sans vie. Ils semblaient perdus dans le vague en permanence, comme si son âme n’était plus qu’un résidu de vie. Mais l’on sentait que s’ils avaient pu être d’une couleur vive autrefois, c’était l’intensité des expériences terribles dont il avait été témoin ou victime qui avait rendu ses yeux d’une couleur claire indescriptible. Mais le fond de ses yeux, quant à lui, originellement blanc, était recouvert de rouge, de multiples petites veines qui éclataient à chaque battement de son cœur, et qui contrastaient avec sa peau d’albâtre.

William Greene ne vivait pas ; il essayait simplement de faire de son mieux pour survivre. Mais pour cela, il avait sombré dans une descente aux enfers qui durait déjà depuis longtemps : adolescent dépressif, il avait été séduit par des plaisirs éphémères qui permettent d’échapper à la réalité du quotidien, mais dont les effets n’avaient fait que le consumer à petit feu. Tombé dans l’alcool et la drogue, il avait enchaîné les cures de désintoxication, mais rien n’avait pu soigner son mal-être et le sortir de la dépression. A peine claquait-il la porte des centres de cure qu’il se remettait à boire et à se droguer jusqu’à l’overdose. A trente-cinq ans passés, sa dernière cure remontait à plusieurs années, au temps où son entourage ne lui laissait pas une minute de répit pour l’aider à s’en sortir. Mais William Greene avait réalisé que si sa famille désirait qu’il soit « comme tout le monde », lui, ne le souhaitait pas. Certes, il avait succombé aux substances qui l’avaient entrainé dans un cercle vicieux dont il ne pouvait plus s’extirper, mais en avait-il réellement envie, finalement ? Non, il préférait se complaire dans son malheur. Seul. Ne plus se battre, ne plus lutter. Pour qui ? Pour quoi ? Pour rien. Pour lui-même ? Quel intérêt ? Il n’était rien. Il ne serait rien. L’avenir était dépourvu du moindre sens pour lui. Le passé n’était plus que douleur. Le présent, un supplice. Seuls l’alcool et les drogues lui offraient quelques minutes de répit, avant qu’il ne retombe encore plus bas. C’était l’escalier infernal de sa vie : lorsqu’il parvenait à monter une marche, il retombait de deux. C’était son propre mythe de Sisyphe.

 

Malgré son apparence morbide qui reflétait ses tourments, William Greene n’avait pas honte de son apparence, se moquant bien du regard que les gens portaient sur lui. Il faisait l’effort d’avoir un semblant de vie sociale, qui se traduisait par quelques minces apparitions publiques lors desquelles il était invité à dédicacer son dernier livre et à en faire la promotion. Souvent, on lui posait cette infâme question, pleine de compassion voire de pitié qui l’insupportait : « pourquoi avez-vous l’air si triste ? » Forcé de donner un semblant de réponse afin de se montrer un minimum civilisé, il répondait toujours la même chose : « je ne suis que l’ombre de moi-même. » Cette réponse n’a jamais eu pour objectif d’en être une, et les journalistes n’en avaient jamais été satisfaits. Pourtant, William Greene s’obstinait à donner cette même sentence, et si cela n’était pas assez pour son interlocuteur, il lui arrivait d’entrer dans des colères qui en effrayaient plus d’un. Dans le silence le plus total, il fixait alors les yeux de la personne, la défiait de son regard le plus noir, se levait soudain brutalement de sorte que les spectateurs sursautent, et jetait à terre quelque objet qui se trouvât devant lui. Et lorsque rien de matériel n’était à portée de main, il s’en prenait alors à la personne qui lui faisait face, la saisissant par le col, mais sans lui adresser le moindre mot. Pour ce type d’actes, il s’était retrouvé en garde-à-vue à plusieurs reprises, mais la seule peine d’emprisonnement dont il fut vraiment victime eut lieu lorsqu’il fut pris en flagrant délit de détention d’héroïne à l’âge de dix-neuf ans, peu de temps après qu’il eut décidé de couper les ponts avec sa famille.

C’est en prison qu’il commença à écrire des essais sur l’absurdité du monde, des gens et de la vie. Ses écrits témoignaient de l’extrême violence qui pèse sur le monde et que William Greene contenait tant bien que mal au fond de lui-même. Mais en prison, cette violence était d’autant plus insupportable qu’il se sentait totalement impuissant. Et là, il n’avait plus aucune drogue pour échapper à la réalité. Son seul moyen d’évasion demeurait l’écriture.

Sorti de prison, il se retrouva plus seul qu’il ne l’avait jamais été. Sans travail, sans domicile, sans famille et sans amis. Seul. Pendant des jours, il erra sur les falaises des îles Shetlands, continuant à écrire assis sur les rochers qui bordaient la mer déchainée. Le tumulte incessant des vagues qui se brisaient sous ses pieds l’inspirait. La colère des vents, les larmes versées par le ciel… tout était alors propice au développement de son art. Lorsqu’il eut fini d’écrire son premier essai et que sa forme et son contenu lui parurent convenables, il se sentit tomber dans un vide profond, comme s’il chutait de ces falaises pour s’engloutir dans la mer dévastée. Alors que l’écriture avait constitué un semblant de motivation pendant quelques semaines, l’achèvement de son manuscrit lui renvoyait l’image de sa propre mort : la fin du livre, c’était sa fin à lui. Il se retrouva alors dans l’état où il avait été avant son arrestation. Il était à nouveau seul, sans raison de vivre.

 

Mais un jour qu’il déambulait dans la ville, trempé par une pluie battante, il regarda son carnet de notes dans lequel il écrivait. Les gouttes de pluie s’écrasèrent alors sur ses mots écrits à l’encre noire, si bien qu’ils finirent par s’effacer, comme l’ancre d’un bateau qui s’enfonce sous l’écume des vagues jusqu’à ce qu’elle disparaisse totalement.

Avant que tout son carnet ne devienne intégralement qu’une tache d’encre causée par les précipitations, William Greene entra dans une imprimerie et fit tirer son manuscrit dactylographié en un unique exemplaire qu’il se décida finalement à envoyer à une maison d’édition. Même s’il n’avait jamais eu l’ombre d’un espoir quant à une éventuelle publication, il s’avéra que l’éditeur apprécia la douleur qui transparaissait dans les écrits de son expéditeur. Et quelques mois plus tard, le premier livre de William Greene fut vendu à des milliers d’exemplaires.

 

Les années passèrent et la renommée de William Greene ne fit que s’accroître, aussi bien pour ses œuvres que pour ses colères tumultueuses qu’il exprimait en public et qui faisaient scandale. Il écrivait des livres à la chaîne, non pas pour l’argent ni la gloire – dont il se moquait éperdument  –  mais parce que l’écriture avait presque autant d’effet sur lui qu’une prise de LSD. Il ne se contentait pas d’écrire des essais à visée ouvertement critique, il faisait également publier des poèmes, des romans et même des contes philosophiques nourris du culte qu’il vouait aux philosophes des Lumières tels que Voltaire. Il aimait le passé. En effet, si William Greene incarnait l’image d’un personnage particulièrement sombre qui n’avait aucun goût pour le présent ni pour l’avenir, il n’en était pas moins curieux et avide de connaissances concernant le passé historique. Aussi lisait-il énormément, notamment des œuvres philosophiques qu’il affectionnait particulièrement. Et bien que s’estimant incapable de ressentir la moindre once de bonheur, il arrivait cependant que l’étonnement dû à quelle que cause que ce fût, lui apportât une source de satisfaction éphémère, si bien qu’en plus des livres, la musique semblait lui apporter un plaisir auditif capable d’apaiser indéniablement ses souffrances. William Greene représentait en ce sens un certain paradoxe : d’un côté, il était dépressif au plus haut point, mais d’un autre côté, il avait non pas une véritable volonté de s’en sortir, mais plutôt une sorte de cordon culturel fragile qui le retenait à la vie…

 

Lorsqu’il parvint à rassembler suffisamment d’argent, il entreprit un voyage à Paris afin de s’approcher de plus près de la culture française qu’il admirait tant. Conquis par la « ville lumière » qui rallumait un tant soit peu la flamme en lui, il décida de rester y vivre. Il trouva un petit duplex à Montmartre où il emménagea, et commença à apprendre le français qu’il sut bientôt parler couramment.

Son appartement, bien que sur deux étages, était petit et aussi sombre que l’était son propriétaire. La porte d’entrée noire donnait sur un couloir étroit parqueté, lequel conduisait à une petite cuisine et à un salon carré dont le plafond était couvert de poutres repeintes en noir. William Greene avait fait installer une immense bibliothèque noire qui s’étendait le long de trois des quatre murs blancs du salon, et dont les étagères furent rapidement couvertes de multiples livres. Sous la fenêtre du quatrième mur, il disposa un canapé en velours noir et une table-basse sur laquelle il plaça une lampe de chevet à faible éclairage et une chaine hi-fi. Au centre de la pièce, face à la fenêtre dont les volets étaient mi-clos, il installa un bureau et un fauteuil en cuir noir. Il mit une ramette de papier blanc sur le sous-main posé sur le bureau, ainsi qu’une bougie, une bouteille de whisky, une plume et un encrier, car il préférait une écriture traditionnelle à l’encre, symbole du dégoût qu’il avait envers la société matérialiste de son temps. Une odeur d’encens à l’opium embaumait l’appartement.

Un escalier en colimaçon conduisait à une chambre étroite et mansardée où il n’y avait qu’un lit et une lucarne. A côté de la chambre, une salle de bain qui avait pour avantage de posséder une fenêtre donnant sur une rue passante, permettait à William Greene, depuis sa baignoire, de se sentir nu sous l’eau chaude du jet de douche au beau milieu de la foule gelée par le froid de l’hiver. 

 

Il était trois heures du matin en ce 25 décembre 2009. Tandis que des millions d’enfants s’apprêtaient à recevoir leurs cadeaux de Noël dès l’aube, William Greene se glissa dans un bain brûlant tout en écoutant Les Pleurs de Sainte-Colombe. Puis, après avoir contemplé les flocons tomber sur la capitale depuis sa fenêtre, il ouvrit un tiroir de la salle de bain, en sortit une seringue, et s’injecta une dose d’héroïne avant de descendre au salon dans un état quelque peu vaseux pour rejoindre son bureau. Eclairé d’une bougie, il se servit un verre d'un whisky de vingt-cinq ans d'âge dont la bouteille bleue nuit trônait à quelques centimètres de sa chandelle, et, de sa main gauche, saisit sa plume qu’il trempa dans l’encre noire.

Il écrivit.

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